Errance paysagère - Suite

 

Il sort du labyrinthe, traverse la prairie verte et jaune qui se prolonge par un bois sombre, obscur reflet de son âme. Un chemin apparaît à l'orée du bois, il le prend. Je me demande si je suis réellement sorti de mon rêve. Le sentier, un peu creux, empli de feuilles mortes, s'enfonce sous ses pas. Une terre meuble, fragile mais accueillante. Sur la gauche on devine les restes d'un vieux cabanon abandonné, puis deux chemins s'ouvrent à lui. Lequel prendre? Ça lui fait penser aux réactions aléatoires de l'évolution biologique ou homéostasique. Certaines choses aboutissent, d'autres pas,  dans le processus de l'évolution cela se fait par instinct ou par automatisme. «Chaque chose selon sa puissance d'être s'efforce de persévérer dans son être» dirait Spinoza. Il sourit en repensant à l'époque où il le lisait sans comprendre. Je suis un être conscient et responsable mais je vais me fier au hasard. Il laisse son corps décider. Se sentant légèrement incliner sur la droite, il suit ce penchant, arrive dans une nouvelle prairie, trouée de lumière, parsemée de taches plus sombres que forment de jeunes pins sylvestres. Ce vert lumineux lui saute au yeux et lui fait du bien. La prairie est sur deux étages, un petit mur la sépare en deux . En s'approchant de plus près, il s'aperçoit que ce n'est pas un mur entre les deux prés, mais un fossé, avec un petit pont de bois très étroit. Ça suffit pour traverser. Au loin se dresse un château. Où peut-il bien être ? Le ciel d'un bleu vif, bardé de lourdes traînes de nuages noirs, n'incite pas à trancher entre la joie ou le désespoir. Je suis entre deux. Des flaques d'eau renvoient une lumière d'un gris bleuté, voilà c'est ainsi qu'est mon âme, gris-bleu. Je marche dans l'oubli «sans frontière, parfois sans nom, nous ne régnons pas, nous allons». (2) Il se met à frissonner. Un ruisseau s'écoule devant lui, les sons cristallins  résonnent avec son désir de trouver une source. La source de toute chose, ce petit rien qui reste de nous, à la fin du chemin. Il rit. Son rire rejoint les notes joyeuses du ruisseau, cascadant sur les pierres ambrées.


Il ne sait pas pourquoi il est là, mais ce paysage le renvoie à son espace intérieur, la part sauvage insoumise qu'il garde au fond de lui, au delà des mots, au delà de ce qui l'a façonné, de ce que la société a fait de lui. Chaque pierre, chaque tronc d'arbre, écorce, brin d'herbe, lui parle de cette espace énigmatique. Il repense à son papillon bleu. Mais bien sûr! c'est lui son âme sauvage, perdue. Il lui faut la chercher, en se reconnectant à cette sensation: faire partie d'un univers vivant où tout est relié. Il lui semble entendre la musique des pulsars, un battement, un rythme cosmique – la musique des étoiles – Tout à coup ses pas sont arrêtés par une carcasse de fer, affaissée dans un fossé. C'est une carrosserie d'autobus,   anachronique, blessant le paysage de sa tôle tranchante, rouillée. Un flash survient, ce sont des images de la série «Les revenants» qu'il a suivi à la télévision il y a quelques années. Lors d'un accident, un car tombe dans un ravin, tous les passagers sont morts mais certains reviennent au village, ni tout à fait mort ni tout à fait vivant – des revenants – Dans le silence étouffant, il s'attend presque à voir un de ces êtres, surgir de derrière les sapins. Une boule d'angoisse lui serre le cœur. Serait-il un de ces zombies, entre vie et mort, rêve et réalité? Derrière la dépouille de ferraille, il y une étendue de terre grisâtre, triste, désolée. C'est la zone grise, où il n'y a ni consentement ni refus, une errance dans un enfer où l'on ne retrouve jamais Eurydice. Si je crie, je saurai si je suis, là où je suis, vivant! Il ouvre la bouche, inspire, avant de lancer un cri rauque, déchirant. L'onde sonore vibre jusqu'aux arbres, des hérons blancs et des corbeaux noirs affolés s'envolent, dans un claquement sec de leurs ailes battantes. 


Voilà le signe que j'attendais! le blanc & le noir, l'union des contraires. C'est ce lien que je ressens avec la nature, le désir de renouer avec les forces telluriques de la terre. Une union avec un monde qui n'est pas mon ennemi, juste une puissance de vie! Il longe des troncs d'arbres coupés, jonchant le sol, sur leurs tranches, des lignes en cercles concentriques, au milieu l'œil du bois, son origine. Ainsi on va, de cercle en cercle, jusqu'où l'on peut. Parfois la vision nous est donnée, une vision presque mystique, au delà du voile, elle s'ouvre à celui qui est en chemin. Le vent souffle en haut des grands chênes, faisant un bruit de mer, une rumeur de vagues puissantes. Des images reviennent à sa mémoire. Il nage avec son père dans l'océan, loin vers l'infini, avec l'impression de tenir dans ses bras frêles, l'immensité de l'eau. À l'époque, il lui est bien difficile de mettre des mots sur ce ressenti d'enfant. Aujourd'hui il comprend, il goûte ces instants de communion à la nature, relié à elle, respirant avec elle. On est cela, non séparé de l'arbre, de la roche, de la plante, de l'animal, de l'océan. Il n'a plus peur, il s'avance vers le bois, dans l'ombre indigo des arbres, et disparaît, inspiré, aspiré, effacé du paysage. Un papillon à cet instant s'envole, se détache de l'ombre. Une petite tache bleue, luminescente…


(1) De Wallace Stevens, dans An ordinary evenement in New Haven extrait de: tuiles détachées de Jean Christophe Bailly


(2) Victor Segalen – Extrait de Stèles

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