Les quatre soleils


Je ne sais ce qui me prit ce jour là, je sortais de la bibliothèque de Tarentaize, l'esprit morose de n'avoir pas trouvé de livres, j'étais d'une humeur aussi grise que les murs de la ville, quand passant devant le palais de justice déboula devant moi une silhouette semblant sortir d'une bande dessinée, un personnage de papier glissant le long des murs, sans trop de couleur, une estompe se détachant à peine des maisons aux yeux clos. Parka grise à capuche sur un jeans noir serré, chevelure chatain nouée en queue de cheval. On aurait dit un personnage de l'album de Catherine Meurisse, « la Légèreté». Petite, frêle, menue, sans épaisseur, un souffle de vent aurait pu l'envoler. Ce qui me passa par la tête!...rien!...C'est mon corps qui décida et la suivit. Je mis mes pas dans les siens comme une somnanbule. J'étais sortie de mes pensées. Elle marchait vite. Je dus prendre aussi un rythme rapide pour ne pas la perdre de vue. Cette filature m'emmena de la rue Georges Teissier à la Place Boivin puis Place Grenette et enfin Place du Peuple. Un parcours en diagonale, jalonné par ces trois places qui ponctuent et terminent le quartier de Tarentaize au centre ville. Arrivée Place du Peuple, elle eut une hésitation avant de traverser les deux axes parallèles et horizontales de la ville, rue Gambetta et rue Michelet, par la petite rue transversale Denis Escoffier. Elle coupa aussi la rue des Martyrs de Vingré et elle bifurqua à gauche dans une ruelle «Calle Georgio dupré». Tout de suite sur la gauche se trouvait un petit bistrot. Elle s'arrêta, oscilla d'un pied sur l'autre et entra. Je restai dans la rue pétrifiée, je connaissais ce bar. Il avait une histoire pour moi, il s'appelait autrefois le «Bon Pichet», aujourd'hui le «Smoking Dog». Il avait presque la même devanture qu'avant, verte et rouge avec moins de rouge, mais sa cruche en relief au-dessus de la porte était toujours là! Petit, mystérieux, sombre à l'intérieur, C'était à l'époque le rendez vous des beatniks.


Devant ce bar où j'avais souvent voulu entrer sans y parvenir, avec la peur d'affronter un territoire interdit, un souvenir se mit à résonner fortement. Banalité et insignifiance des souvenirs! mais les blessures d'enfance ne guérissent jamais totalement, elles s'accumulent et forment des couches de sédiments serrées, nous rendent durs comme la pierre. Elles se laissent voir parfois comme des échancrures dans une muraille, au hasard des circonstances, des ballades vagabondes au pays de la pensée.


C'était une de ses amitiés qui réchauffe et illumine la vie, un carré de soleil qui donne confiance et qui explose dans un ciel bleu de smalt, ponctuant les rives sombres de la vie d'éclats de rire, de chansons de Moustaki, de Reggiani. Tu étais d'origine Italienne, tu t'appelais Anne-Marie, on avait quatorze ans. Ton visage ressemblait à celui des vierges de Fra Angelico. Tu t'habillais de jupes longues et de vêtements non conventionnels. On s'entendait si bien. Lorsque tu commenças à fréquenter le Bon Pichet et sa faune exubérante, je voulus y aller aussi, mais sans qu'aucun mot ne soit dit, j'ai vite compris que je déparais dans le tableau, je n'étais pas dans le coup, pas à la hauteur , je gênais. Dans ma tête j'étais mûre mais mon corps n'avait pas l'allure. Je ressens encore aujourd'hui devant ce bar ce sentiment de rejet, de hors jeu, cette souffrance et ce malaise à pousser la porte.  



Je le fais pourtant! L'atmosphère est aussi sombre qu'autrefois mais pas enfumée, signe qu'on a changé d'époque. Tables, bancs, tabourets et comptoir en bois foncé sont pareils à mes souvenirs. Ma promeneuse est en grande conversation avec le barman,catogan queue de cheval et boucle d'oreille, un air viking Islandais, pour ce que j'en perçois dans cette obscurité. Je m'assois à la table proche du comptoir et commande un café, l'homme me l'apporte, le silence est aussi dense que de la matière noire. Ils ne parlent plus. L'homme part soudain dans un arrière fond encore plus sombre si cela est possible, revient et pose une carte devant la jeune femme en disant: «Ceci est un carré de soleil, cela signifie la terre associée à la lumière, tu dois te reconnecter à tes racines à l'élément terre, c'est pour toi». Elle prend la carte, hausse les épaules, se retourne et fait un pas vers ma table. Je rencontre son regard, ses yeux sont une fente de lumière. Un fil de laser me traverse, ça dure une seconde. Elle pose la carte près de ma tasse et murmure «ça ne sera pas possible pour moi»...Puis elle s'en va. Les quatre petits soleils jaunes à coté du café noir ont quelque chose d'incongru.je sors à mon tour
du café et me retrouve dans la rue Dupré, la lumière me fait cligner des yeux, Elle a disparu, volatilisée. Je jette la carte au sol, elle tombe face contre terre comme pour l'embrasser. La lumière épousera la terre sans nous, j'ai passé l'âge de jouer me dis-je. Refaisant le parcours inverse jusqu'à la place de l'Hôtel ce Ville, je me laisse envahir par un autre souvenir, celui d'une boule de terre  pétrie dans la glaise au cours d'une expo au palazzo Fortuny à Venisedéposée sur une immense table ovale avec des dizaines d'autres boules façonnées par des mains différentes, c'était beau. Je souris au souvenir heureux. Une terre de sable et d'argile ocre coule dans mes veines. Le vent, pâture de souffle, et la mer bergère d'écume balaie les peines. La vita è là! sous les couches de pierres concassées elle bat inexorablement.

Estourelle

Première photo de l'album de Catherine Meurisse :La Légèreté

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