ITINÉRANCE
D'abord
faire le trajet dans sa tête puis avec ses pas. Il est tracé depuis
longtemps, on le porte en soi, même si l'on y pense pas. Incrusté
tel un filament dans le corps, de ces choses qui ont la régularité
et la certitude d'un mécanisme sans fin. Actes répétitifs
invariables qui nous constituent. Parfois cependant on leur ajoute
quelques variantes suivant des imprévus qui se manifestent,
intérieurement ou extérieurement, une tangente ou une rue
parallèle, un détour.
Je
suis un fantôme dans les rues, errant à la recherche d'un passé.
C'est un parcours en diagonale, en quinconce, labyrinthique, qui me
correspond. Pourquoi avoir choisi, cette itinérance, je ne sais pas;
écrire permettra peut-être de le dire, de faire surgir de soi un
passé enfoui. Pour l'instant il pleut, il fait froid, un brouillard
opacifie la ville. Je ne ressens rien, sinon ce froid, ce brouillard
qui s'infiltre partout, en moi, sur les murs, sur les pavés. Je
prends des photos en noir et blanc dans la pluie. Je ne vois rien.
Les rues sont tristes et désertes.Tout cela n'a aucun sens. Je suis
un bloc froid qui se déplace. J'éprouve le fracas du vide dans une
ville morte. Je la traîne avec moi comme un deuxième corps flou et
cotonneux. On peut toujours écrire, photographier , nos instants
disparaissent.
Les
objets, le décor varient suivant l'heure de la journée, la lumière
du petit matin ou le soir à la lueur des lampadaires, des magasins,
l'affluence du monde ou bien des rues complètement désertes, au
point que le cœur se serre un peu. Parfois un sentiment de paix
durant un trajet ou bien l'angoisse qui mord les épaules. Le
cartable lourd au bout du bras pèse, on change de bras
régulièrement. Un balancier d'horloge qui bat, qui bat. Tout ce
temps passé dans ces trajets, aller retour, quatre fois par jour, ça
fait des pas des mètres des kilomètres – un temps pas
perdu - il s'inscrit aujourd'hui dans ce carnet.
Rien
n'est pareil, les souvenirs sont éparses et chaotiques, je suis une
ombre errante. Il n'y a plus l'odeur de la teinturerie rue Dervieux,
ni celle du torréfacteur de café rue François Gillet. Arrivée
square Massenet, un salut à la statue de la petite muse et l'ombre
de Werther qui se profile avec son chant désespéré: «Pourquoi me
réveiller au souffle du printemps!». Sur la place Chavanelle le
présent s'invite avec un chant de Noël, minuit chrétien en anglais
et en mode variété débile!. Rue Henri Barbusse juste à coté du
numéro sept, un atelier d'art intitulé dans les limbes. Rue
Dormant, un espace fantomatique, un lieu vide, entouré de grilles
avec de l'herbe au sol. Un lieu perdu. Seule moi connais ce lieu.
C'est le lieu archéologique de mon ancienne cour de récréation. Si
l'on creusait, l'oreille collée au sol on entendrait l'écho de nos
rires d'antan et le galop de nos chevaux dans le vent. Le long des
grilles une fleur de chèvrefeuille rouge, dans cet hivers froid cela
tient du miracle, je la cueille, je n'aurai pas dû, mais on tue ce
que l'on aime. un vertige se produit qui a l'éclat de notre propre
disparition.
Ces
trois années sont un temps long, et court vu de là où je les
regarde avec ma vie presque accomplie. Tout était à venir,
l'insouciance et la peur mêlées. Aujourd'hui de retour dans ce
parcours, c'est comme voir son effacement dans la ville, derrière ce
rideau de pluie. Sur le chemin, des arrêts: L'aumônerie * et
le rire des copines, les grandes discussions philosophiques, parfois
le chemin à deux, puis un détour jusque chez l'autre, cela ne
rallonge pas trop c'est le même quartier, Cours Gustave Nadaud ou
Avenue de la Libération. On prolonge un peu le trajet. On stationne
en bas de l'immeuble. On n'a pas fini de partager , on veut rire
encore, on n'a pas trop envie de rentrer; à la maison on redevient
un personnage. Pendant le trajet on prend le temps de se construire
pas à pas, dans la solitude ou à deux. Au lycée aussi on est un
personnage. Entre deux, c'est quelque chose en marche, c'est flou ça
tangue. Un entre deux qui a disparu aussi. On est devenu invisible et
la ville s'efface dans le brouillard.
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